Yes - Fragile
Style : Rock Progressif
Année : 1971
Label : Atlantic
Musiciens :
* Jon Anderson : chant
* Bill Bruford : batterie
* Steve Howe : guitare
* Chris Squire : basse
* Rick Wakeman : claviers
J'ai très récemment découvert ce qu'on appelle le Rock Progressif. Cette vague musicale née dans les années 60, dont les principaux acteurs connus sous les noms de Genesis, Supertramp, Pink Floyd ou King Crimson (bien que je ne connaisse ce dernier que de nom) ont marqué leur époque en mélangeant rock et classique, pop et expérimental, opéra et jazz, le tout dans des albums concepts pleins de plages ultra-longues et de lentes montées psychédéliques. Ainsi, si Supertramp a été le groupe qui m'a ouvert les portes de ce style musical, et qu'il reste un de mes préférés, j'ai loué hier sous les conseils de mon père qui suivait lui même les conseils d'un ami, l'album "Fragile" du groupe oublié mais autrefois plébiscitée "Yes". Je l'ai depuis écouté au moins quinze fois, absorbé par cet univers sur CD, cette fresque improbable aux sonorités du passé et du futur tout en même temps, cette histoire épique sans images et au texte en anglais dont je ne ferais sans doute jamais l'effort de traduire les mots, préférant redécouvrir à jamais le passionnant récit magique de "Fragile".
Motivé donc par le récent article sur Nevermore de Shadow Gate, voici ma critique, morceau après morceau d'un univers en neuf parties.
1 : RoundaboutQuelques cordes, du vide, une introduction, une porte s'ouvre, la basse entre et la rythmique s'installe, le chanteur pose sa voix, et déjà le tempo se désintègre, puis reprend comme si rien n'avait eu lieu. L'ouverture dure huit minutes, la mélodie est entrainante, la basse diabolique, l'aventure s'annonce magnifique, déjà on sent ses pieds quitter le sol lentement, dix centimètres au dessus du plancher, l'attraction perd en puissance, ce que la musique gagne comme emprise sur le cerveau. Certes le piano a pris un coup de vieux, mais faire abstraction du temps est tâche aisée si l'on accepte de se laisser entrainer. Puis au tiers de la plage, le son s'endurcit, la batterie s'emballe, la voix devient plus sérieuse, le temps d'un avertissement. Puis nous voilà à nouveau aux côtés des cordes tranquilles de l'extérieur. Une plaine verte à perte de vue, et des étoiles de silence contemplent la beauté d'un instant qui semble infini. Enfin, le décollage s'amorce réellement, et sans rien avoir compris, nous voilà à côté des astres brillants, couché, traversant l'espace tel une météorite pleine d'un calme bouillonnant. La lumière s'échappe de partout, la saturation musicale est chaque seconde plus emplissante, et régulièrement la voix du chanteur revient pour remettre les éléments en place, tout en participant à l'irrémédiable montée en puissance de la chanson. Les voix se superposent, les instruments se relaient, et enfin, le morceau est terminé. Le grand voyage est déjà là, et pourtant ce n'est que le début.
2 : Cans and BrahmsEt soudain nous voilà en entrevue dans le palais du roi du cosmos lui-même, avec sa musique royale et pimpante, durant une petite minute et demi. Un changement de ton tout à fait surprenant, mais qui n'est que la première des nombreuses surprises de l'album. Ce morceau est en vérité l'adaptation d'une musique du compositeur classique Brahms, et elle fait plaisir par son côté décalé, tout en étant néanmoins très mélodique.
3 : We Have HeavenA nouveau, une minute et demi de déstabilisation. Ici, juste un rythme imposé par des voix, des instruments répétitifs et un chant lyrique, montant sans explications jusqu'à une conclusion brutale, comme un dernier avertissement avant d'entamer le départ pour le soleil. Intense, et presque inquiétant. Asseyez vous désormais, le retour arrière n'est plus envisageable.
4 : South Side of the SkyDu vent, au loin, des explosions dont on ne voit rien. La batterie se lance, la voix s'accroche. Dans une minute la fusée décolle. Le sol tremble, la peur ruisselle mélangée à une impatience furibonde, ici le mot montée prend tout son sens, le rythme est brutal, les accords étranges, la guitare maladive et capricieuse, la basse imposante. Deux minutes et neuf secondes, le piano mange nos nerfs, les mains tremblent, les yeux s'ouvrent, le vent à nouveau. L'imminence est jubilatoire et joue avec nos oreilles, puis le piano après quelques ultimes courbettes, part sur une nouvelle mélodie, à laquelle vient se greffer la première, chantée par des chœurs. Le calme bouillonnant est de retour, la beauté d'un paysage sans frontières, qu'il soit de sable, que le soleil tape sur nos visages, l'infini semble accessible. Les chœurs ne laissent que de rares répits, leur beauté est essouflante, le piano reprend sa place, et un méchant bourdonnement nous fait comprendre que nous quittons l'œil du cyclone, une furieuse guitare nous reprend au vol, et le chanteur semble à nouveau écrasant, les reflets de l'astre-roi font mal à nouveau, la poussière s'accroche à nos vêtements, heureusement, la tornade s'éloigne enfin, lentement. Nous avons survécu à ces huit minutes de l'autre côté du ciel, mais quelque chose en nous sait que nous reviendrons.
5 : Five Per Cent for NothingEt comme pour nous faire nous rassoir sur le dossier que notre dos avait quitté, plein de tension qu'il était, voici trente secondes de n'importe quoi musical. Sans doute le moins intéressant de l'album, mais néanmoins nécessaire dans son écoute entière, pour le nouveau décalage qu'il apporte après une plage aussi éprouvante que l'était South Side of the Sky.
6 : Long Distance RunaroundQuelques joyeux accords à la guitare nous font définitivement nous détendre, vite rattrapés par une batterie rythmée, qui calme sa colère en la transformant en joie. Le chanteur entame alors sa chanson, peut-être la plus "classique" de la galette, mais néanmoins diablement efficace. Joyeuse, tout en dissimulant une fièvre indestructible, Long Distance Runaround est intelligente, motivante et entrainante, comme la première étape de la préparation d'un imminent grand final...
7 : The Fish (Shindleria Premateurus)... s'enchainant directement à cette suivante, deuxième étape donc de la mise en œuvre nécessaire à l'explosion ultime. Celle-ci ne comporte que peu de paroles, et se déchiffre peut être comme le grésillement rythmique nécessaire à l'absence d'inquiétude du morceau précédent. Efficace, plus simple sans doute, mais aussi nécessaire que le reste, par sa rage contenue et ses tremblements, qui semblent prévenir l'arrivée de quelque chose que l'on attend tous. Enfin, le son diminue et laisse place à la suite.
8 : Mood for a DayEt c'est avec surprise que l'on entend des sonorités de guitare sèche, formant une mélodie aux accent tristes, techniquement impressionnante. Un dernier souvenir de la terre, peut être ? Belle, à n'en pas douter, personne ne t'oubliera, ici, où que tu ailles ensuite. Quelques notes joyeuses et entrainante se dissimulent dans le tas, car, malgré tout, ce qui arrive n'est que source de joie, qu'elle qu'en soit la conclusion. Pars sans craintes, n'ai aucun regret. C'est parti.
9 : Heart of the SunriseEt les guitares déjà s'emballent, interrompus par des sons d'outre-espace. Le voyage a déjà commencé, tes origines sont loin. Puis la basse prend le contrôle, suivie de mystérieuses nappes de son et d'une batterie qui ne nous laissera pas partir. Les étoiles défilent, les comètes dansent, le ballet prend forme, et au centre, nous, flottants, sans doute à une vitesse délirante, ou peut être stagnant parmi les courbes de la beauté. Puis les guitares reviennent, tels des anges armés poussant toujours plus haut notre ascension, transperçants de leurs glaives mille couches de nuages, découvrant pour nous de nouveaux astres, détruisant les murs d'obscurité. Et nous voilà à nouveau dans l'œil du cyclone. Nous y trouvons le chanteur, et sa voix délicate, entamant les premières mesures d'un refrain que l'on connait déjà par cœur, tellement magnifique, tellement fragile. La tempête va revenir, on le sait, la basse l'annonce déjà, mais la beauté de l'instant est telle qu'on a presque peur qu'il se brise. Heureusement, comme pour nous rassurer, la voix du chanteur se fait plus assurée, gardant aux lèvres cette mélodie qui guérit toutes les blessures, accompagné toujours par la seule basse et quelques sons étranges. Puis le voilà qui entre dans sa phase d'illumination, les sons sont plus puissants tout en étant épisodiques, appuyant avec justesse le cri ouvert du guide astral. Quelques passages kitch nous rappellent que l'espace existait déjà dans le passé, mais les guitares reviennent comme des mastodontes et la montée reprend, accompagnée du clavier, dans un cyclone dont les bras se forment lentement. Puis la mélodie disparait à nouveau, un rythme calme reprend place, et arrive le piano, beau, et la voix, qui avait disparu, revient elle aussi, porteur des offrandes musicales qui vont enfin exploser calmement dans des accords impossibles. Tous les instruments s'enchainent, piano, guitares, claviers électroniques, la basse est là elle aussi, et la batterie soutient le tout. L'explosion forme des milliers de particules musicales, au centre desquelles se désespère le chanteur, émerveillé sans doute lui aussi par tant de félicité. Notre peau se détache, en dessous tout n'est que lumière, et, après dix minutes, la guitare enfin clôture notre passage dans cet autre monde, fait de brûlures et d'embrassades, de sensations et de sentiments, fermant pour nous une porte que jamais, sans doute, je ne me lasserais d'ouvrir à nouveau. Enfin, la dernière minute, en total décalage avec le reste du morceau, nous offre la contemplation d'un espace dément, là où restent sans doute coincées les âmes dont l'oreille s'est perdue trop profondément dans les abysses de cette piste ultime.
Voilà, Fragile est terminé. Rarement un album ne m'aura autant emporté, ne m'aura autant enthousiasmé à chaque mesure, découvrant régulièrement de nouvelles fresques, mêlant tant de sentiments dans une magnifique et terriblement réfléchie tambouille musicale. Peut-être les sons de l'album seront-ils trop vieux pour vous, mais qui ne tente rien n'a rien, et j'espère que vous verrez dans cette fresque sonore les mêmes magnifiques paysages et batailles épiques contre l'univers entier que j'ai pu y contempler, encore plus que dans des chefs d'œuvres tels que "Crime of the Century" de Supertramp ou "Selling England By The Pound" de Genesis, dont je parlerais néanmoins peut être bientôt.
Ce sera tout, les billets pour l'espace sont en vente chez tous les bons disquaires et médiathèques, malgré le grand âge de l'album, normalement c'est une référence.
(La pochette de l'album c'est la première image de mon article, a vrai dire je ne l'aime pas beaucoup, mais bon, ça a vieilli aussi...)